Cet article est un résumé de celui de l’auteur Ahmed Youssef, publié initialement dans La revue politique et parlementaire et mis à jour sur le site d’histoire de la fondation Napoléon.
En juillet 1798, Bonaparte a foulé le sol brûlant de l’Égypte, conscient qu’il allait affronter une population et une religion très différentes de celles rencontrées jusqu’alors lors de ses campagnes en Europe. Les éléments militaires de la conquête étaient contrôlables grâce à son génie et ses techniques, mais l’élément religieux était imprévisible et menaçant. Venture de Paradis a souligné dans un rapport « L’Égypte serait peut-être facile à conquérir mais certainement difficile à conserver.»
Napoléon Bonaparte a déployé une grande habileté politique et diplomatique avec les oulémas d’Al-Azhar en Égypte ainsi qu’avec les dirigeants islamiques du monde de l’époque. Les procès-verbaux du Divan et la correspondance avec les sultans et le Chérif de la Mecque montrent que Bonaparte voulait instaurer un dialogue avec ceux qu’il considérait comme ses « Raïas ».
Bonaparte a tenté de dialoguer avec son ennemi pour partager ses opinions, et cela a entraîné la tentation de la conversion vers la religion mahométane des commandants et des généraux. Il cherchait à suivre les pas d’Alexandre le Grand pour conquérir les terres de l’islam et bâtir un empire français, mais s’est avéré que le modèle créateur de l’empire était en fait le prophète Mohamed.
La bibliothèque orientale de Bonaparte
Avant son aventure en Égypte, le général Bonaparte avait déjà acquis des connaissances sur l’Orient, en lisant des ouvrages d’orientalisme savant et des récits de voyage populaire. Quatre auteurs ont influencé sa vision de l’Orient et l’ont aidé à écrire son œuvre « Le masque prophète » à l’âge de vingt ans.
André du Ryer (1580-1660 ou 1672)
André Du Ryer, consul de France à Alexandrie entre 1624 et 1630, a été le premier à traduire le Coran dans une langue vernaculaire européenne. La publication de « l’Alcoran » de Du Ryer en 1647 a eu un effet considérable, introduisant pour la première fois depuis les croisades une image héroïque du Prophète de l’islam. Cette traduction a servi de base à de nombreuses autres traductions qui ont inondé le marché européen. Elle a également servi de modèle à La Bibliothèque Orientale de Barthélémy d’Herblot et à la traduction Des Mille et une nuits par Antoine Galland. Cependant, sa traduction a été rendue obsolète par celle de Savary en 1783, qui a bouleversé les connaissances européennes à propos de l’Orient et de l’islam.
Claude Étienne Savary (1750-1788)
En 1776, l’explorateur Savary part en Égypte vêtu en arabe et parlant parfaitement l’arabe égyptien. Il y reste 3 ans, traduit le Coran en respectant le style et la division en versets et rédige une introduction intitulée « Vie de Mahomet », où il décrit le prophète comme un héros bâtisseur d’empire. Ce fut la première fois que l’Occident voyait Mohamed sous ses traits de héros. En 1813, l’imprimerie impériale publia sa monumentale Grammaire de la langue arabe et ses lettres d’Égypte. Son travail et sa description de Mohamed ont fortement influencé Bonaparte et la virée égyptienne. Un autre voyageur érudit, Volney, a également marqué l’esprit de Bonaparte.
Constantin-François Chassebeuf de la Giraudais, Comte de Volney, dit « Volney » (1757-1820)
Constantin François de Chassebœuf, plus connu sous le nom de Volney, est un explorateur, homme politique et agronome français. En 1783, sa passion pour l’ancien monde l’a conduit vers l’Égypte et la Syrie. Son ouvrage Voyage en Égypte et en Syrie est une somme de rapports quotidiens, de remarques sociologiques et ethnologiques, de réflexions philosophiques et littéraires qui a un effet considérable. Il est décrit comme un nouveau Christophe Colomb et ses connaissances sur l’Égypte et la Syrie sont pour les historiens le scénario de l’expédition de Bonaparte. Son succès le fit devenir riche et rencontrer Bonaparte qui n’était encore qu’officier d’artillerie. Il devint l’un des apôtres du projet égyptien de Bonaparte et son ouvrage fut commandé à ses soldats pendant la préparation de l’Armada de la campagne d’Égypte.
Jean-Michel Venture de Paradis (1739-1799)
Venture de Paradis, un brillant élève, est originaire d’une famille de diplomates et de militaires. Il a été remarqué et chargé de diverses missions, notamment de drogman-interprète dans les Échelles et en Barbarie. Il a ensuite accompagné le diplomate et militaire baron de Tott pendant son inspection générale des consulats dans les Échelles. Le baron effectuait une mission secrète de reconnaissance en Égypte. De retour à Paris, il est désigné premier interprète près de Bonaparte qui préparait son armée d’Orient. Venture de Paradis traduisait les proclamations et les ordres de Bonaparte et était membre de l’Institut d’Égypte. Il est décédé à 25 ans lors de la première révolte au Caire et sa mort pourrait avoir été la première étincelle de la décision de Bonaparte de rentrer en France quatre mois plus tard.
La conquête de l’Égypte, l’anti-croisade
Le 3 juillet 1797, Talleyrand, ministre des Affaires étrangères, aborde pour la première fois la question de la conquête de l’Égypte lors d’une séance à l’Institut. Le 16 août, Bonaparte écrit au Directoire ce qui peut être considéré comme le premier document relatif à son projet égyptien. Le 13 septembre, Talleyrand reçoit une lettre de Bonaparte lui demandant des renseignements sur la réaction de La Porte à l’expédition d’Égypte.
Bonaparte et Talleyrand ont obtenu l’accord du Directoire pour mener l’expédition d’Égypte. Les moyens nécessaires pour cette aventure sont mis à disposition et la flotte a été préparée en secret et elle a levé l’ancre le 19 mai. Le 11 juin, elle a pris Malte sans coup férir. Le 18, elle s’est mise en route pour Alexandrie et elle est arrivée le 30. Dans la première déclaration adressée aux Égyptiens, on lit : « Gloire à Allah, il n’y a point d’autres dieux que Dieu. Mahomet est son prophète et je suis de ses amis ». Bonaparte a adopté une stratégie de respect et de dialogue pour tout ce qui touche à la religion musulmane et a mis en place un Divan à l’intérieur et une diplomatie d’entente avec les princes de l’islam à l’extérieur.
Le Divan
L’Égypte avant l’arrivée de Bonaparte était gouvernée par les Ottomans pendant trois siècles. Les pouvoirs étaient délégués à des vizirs envoyés d’Istanbul et à des dignitaires locaux tels que le lieutenant et le juge. Des militaires appelés « janissaires » recrutés dans les provinces chrétiennes de l’Empire ont également participé à l’application du pouvoir en contrôlant la levée des impôts.
Les Mamelouks, qui étaient auparavant au pouvoir, sont revenus sur la scène politique égyptienne en formant une aristocratie de bey et d’émirs qui ont menacé la Sublime Porte ottomane. Les janissaires et les Mamelouks ont formé des alliances, donnant naissance aux grandes maisons mameloukes dont sont issus les gouverneurs Mourad Bey et Ibrahim Bey. Le seul élément purement égyptien dans ce contexte était les oulémas d’Al-Azhar.
Le monde des oulémas est une communauté religieuse et intellectuelle extrêmement influente. Bonaparte va entamer une « égyptianisation de l’Égypte » en s’appuyant sur le prestige de l’islam et en créant le Divan pour changer la donne politique du pays. C’est sur ce prestige qu’il a formé un nouveau pouvoir anti-ottoman et anti-mamelouk en Égypte. Il a tapé publiquement sur les soldats qui terrorisaient la population et a encouragé l’islam par ses déclarations de sympathie.
Al-Gabarti, le chroniqueur égyptien contemporain de l’expédition française, rapporte une réunion entre les Français, des cheikhs et des officiers supérieurs. Les Français ont discuté avec eux de la désignation de dix personnalités pour le Diwân et la répartition des pouvoirs. Les membres du Diwân ont recommandé de ne pas nommer de mamelouks pour ces fonctions. Le membre du Diwân représentant les Français était Mûsi, et Hanna Binû représentait les douanes.
En juillet 1798, a été créée la première institution nationale égyptienne de statut laïc. Bien que la nature de l’institution soit séculaire et politique, elle est essentiellement animée par des acteurs religieux et influencée par la force militaire de l’occupant français.
Voici l’ordre de Bonaparte de constituer le Divan :
« À Monge et Bertholet, commissaires près le divan général.
Quartier Général, Le Caire, 13 vendémiaire an VII (4 octobre 1798)Le but de la convocation du divan général, citoyens, est un essai pour accoutumer les notables d’Égypte à des idées d’assemblée et de gouvernement.
Vous devez leur dire que je les ai appelés pour prendre leurs conseils et pour savoir ce qu’il faut faire pour le bonheur du peuple, et ce qu’ils feraient eux-mêmes s’ils avaient le droit que nous a donné la conquête.
Le divan général vous fera connaître :
1°) Quelle serait la meilleure organisation à donner aux divans des provinces, et quels appointements il faudrait définitivement fixer ;
2°) Quelle organisation il faut établir pour la justice civile et criminelle ;
3°) Quelles lois il trouverait à propos de faire pour assurer l’hérédité et faire disparaître tout l’arbitraire qui existe dans ce moment-ci ;
4°) Quelles idées d’amélioration il peut vous donner, soit pour l’établissement des propriétés, soit pour la levée des impositions.
Vous lui ferez connaître que nous désirons faire tout ce qui peut contribuer au bonheur du pays, qui est beaucoup plus chargé et vexé par le mauvais système des impositions que par ce qu’il paye véritablement.
Vous ferez organiser l’assemblée ainsi qu’il suit : un président, un vice-président, deux secrétaires interprètes, trois scrutateurs ; le tout au scrutin et avec la plus grande cérémonie. Dans toutes les discussions, vous prendrez note de ceux qui se distingueront, soit par l’influence qu’ils auront, soit par les talents qu’ils montreront.
Bonaparte »
Le nationalisme égyptien au XIXe siècle, était constitué par la combinaison de deux facettes : l’influence française démocratique et l’islam. Cependant, l’incident du Mawlid, la fête de la naissance du Prophète, a montré les limites de cette expérience « démocratique révolutionnaire » française en Égypte.
Napoléon Bonaparte a saisi l’occasion de déclarer publiquement l’universalité de l’islam et sa cohérence avec les principes de l’égalité, de la liberté et de la fraternité. Il a abandonné le « voisinage pacifique » hérité des Capitulations signées avec l’Empire ottoman et a mis en place un « voisinage pragmatique ». La France de Bonaparte traite l’islam de l’intérieur dans une dialectique pragmatique, et il ambitionne de dominer l’Ancien monde en utilisant l’islam comme outil. Cette politique visait à bâtir un empire, comme Mohamed l’avait fait des siècles auparavant. Il a montré sa sincérité envers la fête du Mawlid, démontrant sa volonté de promouvoir une politique arabe et musulmane cohérente.
Napoléon Bonaparte a tenté de mener une politique de rapprochement diplomatique avec les princes de l’islam à la suite de sa conquête de la flotte à Aboukir. Suite à la déception de ne pas avoir reçu le soutien promis par Talleyrand, Bonaparte a envoyé une lettre à Moulay Slimane, sultan du Maroc, le 28 Thermidor an VII (15 août 1799). afin d’établir des liens pacifiques avec les princes de l’islam. Sa lettre montre le caractère pacifique de sa politique envers l’islam.
« Il n’y a d’autre dieu que Dieu, et Mahomet est son prophète !
Au nom de Dieu clément et miséricordieux !
Au sultan du Maroc, serviteur de la sainte Kaabah, puissant parmi les rois, et fidèle observateur de la loi du vrai prophète.
Nous profitons du retour des pèlerins du Maroc pour vous écrire cette lettre et vous faire connaître que nous leur avons donné toute l’assistance qui était en nous, parce que notre intention de faire, dans toutes les occasions, ce qui peut vous convaincre de l’estime que nous avons pour vous. Nous vous recommandons, en échange, de bien traiter tous les Français qui sont dans vos États ou que le commerce pourrait y appeler.
Bonaparte »
Dans ses lettres aux dirigeants musulmans, Bonaparte utilise la prononciation de la profession de foi des musulmans. Géographiquement, sa diplomatie s’étend en Afrique. Cependant, Bonaparte reste pragmatique en demandant également 2 000 esclaves mâles ayant plus de seize ans.
Cependant, dans ses lettres envoyées au Chérif de la Mecque, à l’Imam des Ibadiites et au Sultan de Mascat et de Mysore, Napoléon n’a n’a pas inclus de profession de foi musulmane. Cela s’explique probablement par le fait qu’il ne maîtrisait pas encore le langage diplomatique de l’islam et qu’il souhaitait démontrer sa puissance et ses exigences dans ses premières semaines de conquête.
La diplomatie de Bonaparte était donc axée sur la puissance et le respect de l’islam, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur. Il avait une certaine fascination pour le prophète Mohamed en tant que puissant législateur, unificateur et bâtisseur de civilisation. Il a laissé un héritage de dialogue qui doit être souligné. Victor Hugo et Goethe ont compris cela, appelant Napoléon respectivement « Der Mahomet du Welt » et « le Mahomet de l’Occident ».
Napoléon III a essayé de créer un Royaume Arabe en s’inspirant des Saints Simoniens et en s’appuyant sur la politique musulmane de son illustre oncle. La défaite de 1870 mis fin à cette politique d’entente avec l’Islam et laissera ainsi les intégristes au XXe siècle de s’engouffrer dans la faille. Étrange fleuve de la politique musulmane de Napoléon, il était capable de supporter un gros navire, il ne peut pas aujourd’hui porter un couteau…