Alphonse de Lamartine à propos de Mohamed
(1790 – 1869) Poète, écrivain et politicien. Auteur de l’Histoire de la Turquie, Paris, 1854, vol. II, p. 276-277
« Philosophe, orateur, apôtre, législateur, guerrier, conquérant d’idées, restaurateur de dogmes rationnels et d’un culte sans images, voilà Mohamed. Indépendamment du critère choisi pour mesurer la grandeur humaine, existe-t-il un homme plus grand que lui ? ».
« Jamais homme ne se proposa volontairement ou involontairement un but plus sublime, puisque ce but était surhumain : saper les superstitions interposées entre la créature et le Créateur, rendre Dieu à l’homme et l’homme à Dieu, restaurer l’idée rationnelle et sainte de la Divinité dans ce chaos de dieux matériels et défigurés de l’idolâtrie.
Jamais homme n’entreprit, avec de si faibles moyens, une œuvre si démesurée aux forces humaines, puisqu’il n’a eu, dans la conception et dans l’exécution d’un si grand dessein, d’autre instrument que lui-même et d’autres auxiliaires qu’une poignée de barbares dans un coin du désert.
Enfin, jamais homme n’accomplit en moins de temps une si immense et si durable révolution dans le monde, puisque, moins de deux siècles après sa prédication, l’islamisme prêché et armé régnait sur les trois Arabies, conquérait à l’unité de Dieu la Perse, le Khorasan, la Transoxiane, l’Inde occidentale, la Syrie, l’Égypte, l’Éthiopie, tout le continent connu de l’Afrique septentrionale, plusieurs des îles de la Méditerranée, l’Espagne et une partie de la Gaule.
Si la grandeur du dessein, la petitesse des moyens, l’immensité du résultat sont les trois mesures du génie de l’homme, qui osera comparer humainement un grand homme de l’histoire moderne à Mohamed ? Les plus fameux n’ont remué que des armes, des lois, des empires ; ils n’ont fondé (quand ils ont fondé quelque chose) que des puissances matérielles écroulées souvent avant eux.
Celui-là a remué des armées, des législations, des empires, des peuples, des dynasties, des millions d’hommes sur un tiers du globe habité ; mais il a remué de plus des autels, des dieux, des religions, des idées, des croyances, des âmes ; il a fondé, sur un livre dont chaque lettre est devenue loi, une nationalité spirituelle qui englobe des peuples de toute langue et de toute race, et il a imprimé, pour caractère indélébile de cette nationalité musulmane, la haine des faux dieux, et la passion du Dieu un et immatériel.
Ce patriotisme vengeur des profanations du ciel fut la vertu des enfants de Mohamed ; la conquête du tiers de la terre à son dogme fut son miracle, ou plutôt ce ne fut pas le miracle d’un homme, ce fut celui de la raison. L’idée de l’unité de Dieu, proclamée dans la lassitude des théogonies fabuleuses, avait en elle-même une telle vertu, qu’en faisant explosion sur ses lèvres elle incendia tous les vieux temples des idoles et alluma de ses lueurs un tiers du monde.
Cet homme, était-il un imposteur ? Nous ne le pensons pas, après avoir bien étudié son histoire. L’imposture est l’hypocrisie de la conviction. L’hypocrisie n’a pas la puissance de la conviction, comme le mensonge n’a jamais la puissance de la vérité.
Mais sa vie, son recueillement, ses blasphèmes héroïques contre les superstitions de son pays, son audace à affronter les fureurs des idolâtres, sa constance à les supporter quinze ans à la Mecque, son acceptation du rôle de scandale public et presque de victime parmi ses compatriotes, sa fuite enfin, sa prédication incessante, ses guerres inégales, sa confiance dans les succès, sa sécurité surhumaine dans les revers, sa longanimité dans la victoire, son ambition toute d’idée, nullement d’empire, sa prière sans fin, sa conversation mystique avec Dieu, sa mort et son triomphe après le tombeau attestent plus qu’une imposture, une conviction.
Ce fut cette conviction qui lui donna la puissance de restaurer un dogme. Ce dogme était double, l’unité de Dieu et l’immatérialité de Dieu ; l’un disant ce que Dieu est, l’autre disant ce qu’il n’est pas ; l’un renversant avec le sabre des dieux mensongers, l’autre inaugurant avec la parole une idée !
Philosophe, orateur, apôtre, législateur, guerrier, conquérant d’idées, restaurateur de dogmes rationnels, d’un culte sans images, fondateur de vingt empires terrestres et d’un empire spirituel, voilà Mohamed.
À toutes les échelles où l’on mesure la grandeur humaine, quel homme fut plus grand ? »
Lamartine, Alphonse de, Histoire de la Turquie, Tome 1, Librairie du Constitutionnel, Paris, 1854-1855, p. 276 à 280